Influenceurs, e-sportifs et fiscalité internationale : comprendre les règles applicables aux activités numériques transfrontalières
L’économie numérique crée de nouvelles figures professionnelles – influenceurs, e-sportifs, sextertainers, edutainers – dont les activités, par nature transfrontalières, posent des questions fiscales complexes. Je vous propose ici une introduction aux règles applicables, en m’appuyant sur les principes fondamentaux du droit fiscal international, les conventions bilatérales et l’analyse de cas concrets. Un sujet stratégique à maîtriser pour exercer sereinement à l’international.
1. De nouveaux métiers, de nouveaux défis fiscaux
La transformation numérique de l’économie, combinée à la mobilité croissante des personnes physiques, amène de nombreux entrepreneurs du web à exercer dans plusieurs pays. C’est le cas des influenceurs, des e-sportifs, mais aussi des créateurs de contenus interactifs tels que les sextertainers et les edutainers.
Dans ces situations, l’interprétation des règles fiscales devient délicate, notamment pour déterminer dans quel pays les revenus doivent être imposés. Il est alors essentiel de revenir aux grands principes de la fiscalité internationale.
2. L’imposition des revenus d’activité indépendante : cadre général
Activité exercée en tant qu'entrepreneur individuel
En général, les influenceurs, streamers ou e-sportifs exercent sous la forme d’une entreprise individuelle ou d’une société, et non comme salariés. Cela signifie que leurs revenus sont soumis aux règles fiscales applicables aux bénéfices d’entreprise (et non à l’impôt sur les traitements et salaires).
Le principe de l’État de résidence fiscale
Par défaut, les bénéfices sont imposables dans l’État où l’entreprise est fiscalement domiciliée.
Exemple : un influenceur installé en France, qui réalise des vidéos tournées en France, verra ses revenus imposés en France.
3. L’intervention d’un autre État : notion d’établissement stable
Cas simple : présence ponctuelle
Si l’activité est exercée de manière ponctuelle dans un autre État (par exemple une semaine à Paris pour la Fashion Week), sans structure permanente, il n’y a pas lieu d’imposer les revenus dans cet État. Ils restent imposables dans l’État de résidence.
Cas complexe : structure en France
En revanche, si l’influenceur dispose en France d’un bureau permanent ou d’une équipe locale, cette implantation peut constituer un établissement stable, et entraîner l’imposition des revenus en France.
Les conventions fiscales internationales, fondées sur le Modèle OCDE, encadrent cette notion :
- Article 7 : l’entreprise est imposable dans l’État où elle dispose d’un établissement stable.
- Article 14 : pour les professions libérales, l’imposition dans l’État étranger suppose l’existence d’une “base fixe”.
4. Définir un “établissement stable” en droit français
Le droit fiscal français ne donne pas de définition explicite de l’établissement stable. La jurisprudence retient plusieurs critères, tels que :
- Une structure permanente et autonome (bureau, atelier, point de vente…) ;
- Des salariés ou représentants agissant en France au nom de l’entreprise ;
- Un cycle commercial complet réalisé en France, indépendant du reste de l’activité.
En résumé : l’activité en France doit présenter une certaine stabilité et autonomie pour générer une imposition locale.
5. Paiements versés depuis la France : une source de fiscalité immédiate
Même sans établissement stable, les sommes versées par des clients français peuvent être imposables en France.
Plusieurs articles du Code général des impôts (182 A à 182 C) prévoient une retenue à la source sur les paiements versés à des non-résidents pour des prestations effectuées en France.
6. Une règle spéciale : l’article 17 du Modèle OCDE pour les artistes et sportifs
L’article 17 constitue une exception majeure aux articles 7 et 14. Il permet à l’État de la source d’imposer directement les revenus d’un artiste ou sportif exerçant sur son territoire, même sans établissement stable.
Selon les Commentaires OCDE, cette disposition peut s’appliquer à d’autres formes de spectacles ou de performances, dès lors qu’un élément de divertissement est présent.
7. Application concrète de l’article 17 : cas pratiques
a) Influenceurs : promotion ou spectacle ?
La plupart des influenceurs se limitent à la publicité, sans dimension artistique. Mais certains contenus peuvent intégrer des éléments de performance ou de scène.
Exemple : un influenceur chinois invité à la Fashion Week, produisant des vidéos drôles et mises en scène, pourrait être assimilé à un artiste. Ses revenus tirés de cette activité seraient alors imposables en France.
b) E-sportifs : athlètes du numérique
Les e-sportifs participent à des compétitions internationales. L’OCDE admet que les “sports mentaux” (comme les échecs) relèvent de l’article 17.
Exemple : un e-sportif canadien disputant un tournoi à Paris serait imposable en France sur les gains liés à cet événement.
c) Sextertainers : performances adultes et fiscalité
Les sextertainers proposent des contenus érotiques interactifs en ligne. La CJUE, dans l’arrêt Geelen (C-568/17), a reconnu qu’il s’agissait d’activités de divertissement.
Exemple : un sextertainer américain qui diffuse ses shows en direct depuis un studio à Paris pourrait être imposé en France.
d) Edutainers : entre éducation et show
Pour les edutainers, tout dépend du poids relatif de l’aspect éducatif et de la performance.
Exemple : un edutainer britannique qui anime des démonstrations scientifiques devant public à Lyon pourrait voir ses revenus imposés en France si la dimension de spectacle est prédominante.
8. Pourquoi ces règles sont-elles cruciales aujourd’hui ?
Dans un contexte de nomadisme numérique et de surveillance accrue des flux transfrontaliers, les risques fiscaux augmentent.
Voici pourquoi :
- Déclarations obligatoires des plateformes : les revenus versés aux créateurs sont transmis aux administrations fiscales.
- Échange automatique d’informations : les pays coopèrent pour détecter les revenus non déclarés.
- Usage de l’intelligence artificielle : les administrations croisent les données pour identifier les incohérences.
Conclusion
Les influenceurs, e-sportifs et autres créateurs numériques doivent aujourd’hui intégrer les enjeux fiscaux internationaux dans leur stratégie. Le non-respect des règles peut entraîner des redressements coûteux, surtout lorsque plusieurs pays revendiquent le droit d’imposer les mêmes revenus.
Je conseille vivement à ceux qui exercent ces activités d’analyser leur situation pays par pays, et de se faire accompagner si nécessaire : j'assiste régulièrement ce type de profils pour sécuriser leur fiscalité, structurer leur activité et anticiper les risques.
S. ASSOGNA (sandro.assogna@avocat.fr)