La qualité de bénéficiaire effectif : une condition autonome face à la répression des abus de droit
Dans un arrêt remarqué du 8 novembre 2024 (CE, n° 471147), le Conseil d’État affine l’analyse de la qualité de bénéficiaire effectif (BE) dans le cadre de la retenue à la source (RAS) applicable aux dividendes transfrontaliers. L’affaire oppose la société française Foncière Vélizy Rose à l’administration fiscale, autour du reversement immédiat de dividendes à une société luxembourgeoise dépourvue d’activité réelle. Je vous propose ici une lecture juridique structurée de cette décision, ainsi que ses implications pratiques pour les groupes internationaux.
1. Le cadre fiscal applicable aux dividendes versés à une société mère non résidente
Règles internes : articles 119 bis et 119 ter du CGI
- Article 119 bis, II CGI : impose une RAS de 30 % sur les dividendes versés à des bénéficiaires non résidents, sauf exonération prévue.
- Article 119 ter CGI : prévoit une exonération si :
- le bénéficiaire est une société mère résidant dans l’UE ou l’EEE ;
- et justifie de la qualité de bénéficiaire effectif (BE) des dividendes.
Ce régime transpose la directive mère-fille 90/435/CEE, visant à éviter la double imposition dans les groupes intégrés.
2. Le cœur du litige : une contestation de la qualité de bénéficiaire effectif
Dans l’affaire en cause, une société française verse un acompte de dividendes de 3,6 millions d’euros à sa mère luxembourgeoise, qui reverse quasi immédiatement ces sommes à son propre associé unique, sans exercer d’activité significative.
L’administration remet en cause l’exonération, au motif que la société luxembourgeoise n’est pas le BE des dividendes. La société requérante soutient que cette remise en cause constituerait un abus de droit déguisé.
3. La notion de bénéficiaire effectif : une condition autonome
La position de l’administration
L’administration a fondé sa position sur l’analyse des conditions de l’article 119 ter, sans écarter formellement d’acte juridique.
Argument du contribuable : un abus de droit implicite
La société invoque l’article L. 64 LPF, qui encadre la répression des abus de droit. Elle reproche à l’administration de ne pas avoir respecté les garanties procédurales (information préalable, saisine du comité).
Réponse du Conseil d’État
Le Conseil d’État rejette cette argumentation : il distingue clairement la remise en cause de la qualité de BE du recours à la procédure d’abus de droit. Aucun acte n’a été écarté. Le contrôle du BE est donc autonome.
Cette solution conforte l’administration : elle peut contrôler la substance économique réelle d’un schéma, sans formalisme abusif.
4. Liberté d’établissement et différence de traitement
La société soutenait aussi que les sociétés mères non résidentes étaient discriminées, au regard des sociétés mères françaises bénéficiant du régime des articles 145 et 216 CGI.
Le Conseil d’État s’aligne sur la CJUE
En se fondant sur les arrêts T Danmark et Y Denmark Aps (CJUE, 26 févr. 2019, aff. C-116/16 et C-117/16), le Conseil d’État rappelle que la condition de BE est inhérente à la directive mère-fille. Elle ne viole pas la liberté d’établissement, car elle poursuit un objectif légitime : lutter contre les montages artificiels.
L’absence d’activité réelle de la société mère justifie la remise en cause de l’exonération, sans que cela ne constitue une discrimination.
5. Les conventions fiscales : interprétation téléologique renforcée
La société invoquait les conventions fiscales franco-luxembourgeoise et franco-allemande, qui ne mentionnent pas expressément la notion de BE.
L’analyse du Conseil d’État
Le Conseil d’État juge que, même sans clause explicite, l’exonération conventionnelle suppose que le bénéficiaire soit le véritable BE. Il adopte une lecture finaliste (téléologique), conforme à l’objectif de lutte contre les abus.
Ce raisonnement permet à l’administration de refuser le bénéfice conventionnel en cas de structure sans substance, même si la convention ne contient pas la clause standard OCDE.
En conclusion
L’arrêt du 8 novembre 2024 marque une avancée importante en matière de fiscalité internationale. Il pose trois principes structurants :
- La qualité de bénéficiaire effectif est une condition autonome, contrôlable sans recourir à la procédure d’abus de droit.
- Le droit conventionnel s’interprète à la lumière de ses finalités, même en l’absence de clause BE expresse.
- La liberté d’établissement n’est pas méconnue, dès lors que la condition de BE repose sur des critères objectifs.
Mon point de vue
Pour les groupes internationaux, cet arrêt souligne l’importance de justifier la substance des entités mères étrangères, en particulier lorsqu’elles reçoivent des dividendes exonérés de RAS.
Je recommande de :
- Vérifier la cohérence entre flux financiers et substance économique réelle ;
- Documenter la qualité de BE par des éléments factuels (personnel, bureaux, fonctions de direction, etc.) ;
- Anticiper les positions de l’administration et éviter les structures vides ou transitoires.
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S.ASSOGNA (sandro.assogna@avocat.fr)